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La quena à Paris

Mémoire d'un passionné

la quena Didier est médecin, mais il aurait pu être musicien. A 6O ans il entretient toujours sa passion pour la quena, la flûte andine, qu'il a découverte au tout début des années 60, à Paris. Son témoignage éclaire l'influence de la musique andine sur le public français : une vague d'une vingtaine d'années qui trouve ses origines au début des années 50.

"J'ai découvert cette musique en 1963, quand j'étais étudiant, dans un bistrot qui s'appelait l'Ecureuil. Il existe toujours, rue Linné, en face de la faculté de Sciences (Jussieu). C'est devenu un restaurant du Sud Ouest, mais c'est toujours le même cadre. On appelait ce bar "Chez Adèle" du nom de la patronne qui était sicilienne. Il y avait des tas de gens qui jouaient à la guitare des airs latino-américains."

la quena époque, Didier s'était procuré le premier disque du groupe Los Incas. Sur la couverture, un couple danse et deux musiciens jouent la quena. Instantanément, il tombe amoureux de l'instrument et cherche à se l'approprier : "J'ai entendu le son de cette flûte que j'ai trouvé magnifique. Je me suis dit : voilà ce que j'ai envie de jouer".

Mais à l'époque la quena était quasi introuvable à Paris. Il n'y avait encore ni fabricants ni importateurs. On ne la jouait pas à l'Ecureuil non plus.

Los Incas : à l'origine de la musique andine à Paris

C'est là que Didier a commencé à aller à l'Escale, car c'était le seul endroit où on pouvait écouter la quena. Il découvre d'abord le cadre : " L'ambiance à l'Escale était un peu comme celle d'une boîte de jazz : des gens venaient prendre un verre et écouter la musique. On ne dansait pas. Il y avait une grande écoute. C'était un endroit unique et authentique : on y avait l'impression d'être à la source de la musique andine. "

Didier avait raison : Le disque de Los Incas l'a conduit à l'Escale ; il ne se doutait pas que dix ans plus tôt l'aventure de certains fondateurs du groupe avait commencé en ce même lieu. Parmi eux, un maître de la quena, l'argentin Carlos Ben-Pott.

D'après la légende, c'est à vélo que Carlos Ben Pott avait apporté la quena à Paris. Il était skipper argentin et il était venu représenter son pays aux jeux olympiques de Helsinki en 1952. Une fois les jeux terminés, Carlos Ben Pott ne rentre pas en Argentine ; il avait un seul objectif en tête : rejoindre Paris ! La ville était considérée par beaucoup comme la capitale culturelle du monde. Il prend alors un vélo et il fait le trajet depuis Helsinki avec la quena dans son sac.

" C'était quelque chose ! Dans ces années il y a plein de gens qui ont fait des trajectoires extraordinaires et qui ont traversé le monde avec des moyens simples. C'était dans l'air du temps. "

Avec la quena, Carlos Ben Pott atterrit à l'Escale. L'atmosphère est magique : depuis peu quelques futures célébrités y jouaient le folklore sud américain, comme le vénézuelien Jesus Soto, véritable doyen du lieu. Mais c'est surtout ici que Carlos Ben Pott va rencontrer les musiciens avec qui il fondera le premier groupe Los Incas en 1956 : Narciso Debourg, Ricardo Galeazzi et Elio Rivero.

L'Escale en 1953
L'Escale en 1953. A gauche : Jesus Rafaêl Soto, puis Narcisso Debourg, le futur co-fondateur de Los Incas. On voit déjà Carlos Ben Pott avec sa quena, bien installé au centre. A l'autre bout : Paco Ibañez, le futur Brassens espagnol. Cette photo a été conservée et communiquée par Carlos Caceres-Sobrea (au centre, à la guitare).


Il y a eu ensuite quelques entrées et sorties : Ricardo Galeazzi a quitté Los Incas en 1958 pour fonder l'ensemble Achalay. Dès 1960, le leader du groupe sera Jorge Milchberg, joueur de Charango. En 1963, le groupe était composé de Carlos Ben-Pott, Jorge Milchberg et Carlos Guerra. En 2007, Los Incas continuent d'exister : "ils font encore des concerts et des disques. Ils sont 4 mais il n'y a plus que Jorge Milchberg qui est issu du groupe d'origine."

La quena dans la rue

A l'Escale, en 1963, Didier guettait le moment où des musiciens jouaient avec la quena : "Je leur demandais de me la montrer, je regardais comment elle était faite, je prenais quelques mesures discrètement… et puis, avec ce que j'avais vu, j'ai fini par fabriquer ma première quena… Elle était si lourde que j'avais du y mettre une pièce pour appuyer le pouce gauche. Puis une deuxième, puis une troisième, ainsi de suite. J'arrivais à faire des quenas assez correctes."

Le choix de la matière n'était pas important : "J'ai fabriqué ma première quena avec un tuyau de plomberie ! il y a des quenas en métal, en bois, en plastique, en os. C'était la forme qui comptait. Les quenas en os sont, paraît-il, très bonnes. Ce sont d'ailleurs les quenas précolombiennes en os qu'on retrouve actuellement dans les musées, car l'os se conserve longtemps."

ès Didier, la quena primitive était différente : "elle devait avoir quatre ou cinq trous au maximum. Celle qu'on utilise maintenant a 7 trous. Ma théorie personnelle est que cet instrument est le fruit d'un métissage de la flûte précolombienne et ce que les Espagnols ont apporté avec eux, c'est-à-dire la flûte baroque de l'époque. Cela a créé un nouvel instrument avec une échelle musicale intermédiaire, à partir de l'échelle pentatonique (constituée de cinq hauteurs différentes de son) qu'on retrouve dans toutes les musiques asiatiques. On pense d'ailleurs que le peuplement indien d'Amérique venait d'Asie. Ce qu'on joue sur la quena actuelle est une gamme pentatonique avec des notes ajoutées ; c'est ce qui explique qu'on peut jouer même du Bach là-dessus."

Les quenas primitives, on peut en trouver seulement dans les musées. Mais c'est avec la quena en tuyau de plomberie que Didier est parti jouer la musique andine dans les rues de Paris : " On a formé un petit trio avec deux copains qui faisaient de la guitare, et on a commencé à jouer cette musique dans la rue, sur le boulevard Saint-Michel et au Sacré-Cœur. J'avais 18 ans."

Il a été bien accueilli par le public : "A l'époque cette musique était déjà très populaire. Los Incas passaient souvent à la radio. Certaines chansons étaient des tubes comme El Humahuaqueño qui a été reprise avec des paroles françaises et qui est devenue "la fête des fleurs". Il y a eu des adaptations françaises de plusieurs autres chansons. Et comme il y avait peu de musiciens qui jouaient cette musique et qu'en plus on était les premiers à le faire dans la rue, ça a été un succès."

Il a même joué de la quena à l'Escale : "J'ai fait des remplacements. Certains soirs quand il n'y avait pas les musiciens habituels, La patronne (Louise) nous demandait de jouer. C'était juste comme ça, on n'était pas payé."

Carlos Ben Pott fréquentait encore l'endroit. Un soir Didier l'a rencontré mais une certaine distance a plané sur ce contact : "Carlos Ben Pott me regardait un peu de haut quand même : j'étais le petit Français qui essayait de lui piquer sa musique !"

Les autres maîtres de la quena


Facio Santillan, pochette de disque Didier se souvient d'autres maîtres qui ont marqué l'instrument :

"Le premier était Facio Santillan, un Argentin. Il jouait avec une virtuosité extraordinaire. Il a passé quelques années en France, a édité quelques disques, puis il est reparti en Argentine. Le second est Uña Ramos. Il vit toujours à Paris et il continue à fabriquer des quenas. Il faisait des concerts en soliste."

Un autre Argentin, Alejandro Zarate, a fait un disque avec un groupe qui s'appelait Los Changos. Il y avait aussi Alfredo de Robertis, et d'autres…

Didier se souvient aussi du groupe Los Calchakis qui était à Paris à l'époque et qui donnait beaucoup de concerts.

éavec un style différent : c'était l'ensemble Achalay. Il a été fondé en 1958 par Riccardo Galeazzi qui venait de quitter Los Incas. Au sein d'Achalay c'est lui qui joue la quena. "Ils ont fait de bons disques chez BAM (Boîte à Musique), avec toujours les textes de pochette de Paris Zurini (qui à cette époque tenait un petit restaurant "L'Inca" juste à côté de l'Ecureuil). Ils avaient un très beau style : c'était moins la fête, mais plus quelque chose d'intérieur. C'était une musique assez proche de la musique classique, tout en restant dans la tradition latino-américaine." Pas étonnant ! En quechua argentin, "Achalay" est une exclamation qui veut dire : "Que c'est beau !".

Guillermo de la Roca, pochette de disque Plusieurs groupes français se sont formés par la suite autour de la musique andine : "Il y avait par exemple Los Chacos, avec Jean-Michel Cayre qui, je crois, enseigne toujours la quena et les musiques andines à Villeurbanne. Ils ont même pris des thèmes de Jean Sébastien Bach qu'ils ont arrangés à la sauce andine, c'était pas mal. Puis le groupe Pachacamac, très inventif aussi, avec Gérard Geoffroy à la quena."

Parmi les Français Didier cite aussi Guillermo de la Roca : "il a hispanisé son nom. Il jouait très bien. J'ai quelques disques de lui."

La fin d'une vague !

Mais la vague est vite tombée vers la fin des années 60 : "Achalay ont du faire 4 disques, Los Incas en ont fait 5 ou 6, cela a du conduire vers 1968. Après 68 il n'y avait plus personne ! Il y avait bien sûr encore des gens qui s'y intéressaient, mais cette musique n'avait plus de succès commercial."

La quena avait-elle fait son temps ? Il est difficile à ce stade de déterminer les facteurs qui l'ont mise à l'arrière plan, mais il est vrai qu'une autre vague commençait déjà à monter depuis le milieu des années 60 : celles des chants révolutionnaires. C'était d'abord sous l'influence de la révolution cubaine et de la légende du Che, à une époque ou l'Amérique latine vivait au rythme du bouillonnement général. Ensuite, à partir de 1973, c'est l'arrivée d'un grand nombre d'exilés chiliens après l'instauration de la dictature de Pinochet.

"El pueplo unido jamas sera vencido ! ". Les Quilapayun sont à Paris : "C'était de la musique latino-américaine mise à la sauce révolutionnaire. En outre, les Quilapayun jouaient et chantaient très bien".

L'air du temps était plus grave. Didier lui-même est entré dans la politique et il s'est désintéressé de la musique : "Je suis devenu trotskiste et j'ai consacré tout mon temps à militer. Initialement lorsque j'ai découvert la musique andine il n'y avait pas du tout un sens politique à mon intérêt. J'étais simplement tombé amoureux du son de la quena. En 1963 quand il y avait les manifs au Quartier Latin j'y allais mais sans plus. Plus tard, il n'y avait plus que la politique et le travail dans ma vie, il n'y avait plus de place pour la musique, sauf la quena que je n'ai jamais abandonnée."

Tout récemment Didier a rencontré un vieux Péruvien qui s'appelle Alban Zapata : "Il est à Paris depuis plus de 40 ans, et depuis tout ce temps il fait des quenas excellentes. Il en fabrique dans toutes les tonalités, parfaitement justes."

Finalement, de ces premiers temps de la quena il subsiste des souvenirs mais aussi un phénomène d'héritage. Petit à petit "on a commencé à avoir les musiciens dans le métro. A l'époque, quand nous avons joué dans la rue, on était les premiers, on n'avait aucune concurrence, on était les seuls à faire la manche avec cette musique. On avait beaucoup de succès. Il y avait des latinos américains qui venaient nous voir : "Comment cela fait que vous jouez cette musique ? c'est formidable !", nous disait-il. Plus tard il y a eu tous les boliviens qu'on a commencé à voir dans les stations de métro, avec les zampoñas (flutes de Pan), des quenas de gros calibre, au son très puissant, et bientôt l'amplification électrique pour qu'on les entende !"

La musique cubaine : grande inconnue !

Quand à la musique cubaine, Didier ne l'a pas du tout connue à l'époque : "Je ne savais même pas que ça existait ! Je m'intéressais d'une part à la musique d'Amérique Latine, et d'autre part au Jazz. J'allais dans toutes les boîtes du Quartier Latin de l'époque comme le Blue Note ou le Chat qui Pêche. Dans ces boîtes je n'ai pas croisé de musique cubaine. Ca doit faire seulement une dizaine d'années que j'ai découvert la salsa."

étonnant si Didier, dans son parcours de découverte de la musique latino-américaine, n'ait pas entendu parler de la musique cubaine. Non pas que cette musique était peu répandue à Paris dans les années 60, mais tout simplement à cause d'un phénomène de cloisonnement : à cette époque la musique cubaine et la musique sud américaine se tournaient le dos mutuellement. Déjà depuis les années 50, ces deux musiques ne se côtoyaient pas. La musique cubaine était plus ancienne et plus enracinée, son essor dans la capitale date des années 30. Après la seconde guerre, elle était jouée essentiellement dans des boîtes de jazz, souvent dans des clubs de la haute société, comme à l'Eléphant Blanc, ou alors plus généralement diffusée comme une musique de danse. Lorsque la musique andine a pénétré en France au tout début des années 50, elle a attiré un tout autre public. Elle a créé autour d'elle, dans certaines sphères, un phénomène d'intellectualisation. Ceux qui allaient écouter la musique andine cherchaient quelque chose de profond, de véridique, teintée d'humanisme et de poésie, porteur de valeurs. A leurs yeux cela s'opposait à la légèreté "commerciale" de la musique cubaine.

Plus tard les choses vont complètement changer. Depuis les années 70, la salsa a vu le jour comme nouvelle appellation de la musique cubaine. A un moment donné, comme c'est encore le cas aujourd'hui, elle est devenue un facteur d'identité pour toute l'Amérique du sud. Le phénomène est tellement général que tout le monde la revendique.

A Paris, la première cohabitation entre ces deux musiques date de 1964 au moment où l'Escale ouvre la cave pour la consacrer au son de Cuba. Dans le microcosme de l'Escale, ces deux musiques ont commencé à cohabiter, mais chacune a gardé son espace propre : L'Amérique du sud au bar et la musique cubaine dans la cave. Un escalier et quelques marches les séparaient et les reliaient en même temps.

Le son de la quena s'est éteint à l'Escale vers 1990.

par Nazem - Mai 2007

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